Procurement stratégique : ce que le cas DAZN–Pro League nous apprend

Aurélien Huyghens Aurélien Huyghens 12/12/2025 10 min de lecture
Aurélien Huyghens

Aurélien Huyghens est consultant en achats chez Altesia et passionné de football. Le cas DAZN–Pro League s’est rapidement imposé comme un cas d’école à analyser d’un point de vue procurement.

Un contrat de 84 millions d’euros qui s’interrompt en pleine exécution. Et un client qui se retrouve sans fournisseur, sans plan de secours, sans levier de reprise.

 

C’est exactement ce qui s’est produit entre DAZN et la Pro League : incapable de conclure des accords de distribution avec les opérateurs télécoms belges, DAZN considère que le contrat s’éteint de lui-même.

 

Mais cette affaire va bien au-delà du droit des contrats. Et bien au-delà du seul secteur du foot.

C’est un cas typique de défaillance en procurement stratégique.

 

Là où la fonction achats devrait sécuriser les fournisseurs et garantir la continuité, tout a lâché : anticipation, alignement des intérêts, gouvernance, gestion des risques.

 

Voyons ce qui a réellement coincé, et en quoi une approche achats structurée aurait pu changer la donne.

 

Retour sur les faits

 

Historiquement, les droits de diffusion de la Pro League étaient gérés par des opérateurs classiques (Canal+, Belgacom TV, etc.). En 2020, DAZN arrive comme nouvel acteur et propose un modèle différent : prendre en charge la production audiovisuelle, puis revendre les images aux opérateurs télécoms.

 

Mais la saison 2025-2026 vire à l’échec : aucun opérateur n’accepte de reprendre la diffusion, et DAZN se retire, considérant que ses obligations deviennent impossibles à tenir.

 

Le conflit est largement médiatisé, et on en parle beaucoup en termes juridiques. Mais bien peu sous l’angle achats.

Et pourtant, c’est un véritable cas d’école : un exemple clair de ce qui peut mal tourner lorsqu’un contrat structurant n’est pas pensé comme un dispositif procurement complexe, impliquant des dynamiques de marché spécifiques, des acteurs interdépendants, et des risques imbriqués dès l’origine.

 

Une mauvaise lecture des dynamiques marché et fournisseurs

Au cœur de l’échec : une erreur d’analyse sur le fonctionnement du marché et sur les intérêts des acteurs en présence.

Un modèle séduisant sur papier, mais déconnecté du terrain.

 

DAZN, en 2020, était convaincu de pouvoir revendre les droits de diffusion aux opérateurs traditionnels. Le modèle semblait logique sur le papier : la configuration proposée par DAZN permettait de mutualiser les coûts de production. Sauf que ce modèle n’a pas tenu sur le long terme face à la réalité.

 

Dans ce système tripartite (Pro League – DAZN – opérateurs), les télécoms ne sont pas de simples relais techniques, mais des acteurs stratégiques. Historiquement, ils utilisaient les droits sportifs comme levier de différenciation commerciale dans un marché très concurrentiel : proposer du foot en exclusivité, c’était attirer et fidéliser les abonnés. Avec DAZN, ils perdaient ce levier… tout en devant racheter un contenu produit par un concurrent direct. Ce désalignement d’intérêts n’a pas été suffisamment pris en compte.

 

Un contrat figé dans un marché en mutation

 

Entre 2020 et 2025, les usages ont changé radicalement : explosion du streaming, recul de la TV linéaire, saturation des offres d’abonnement, fragmentation de l’audience, sans compter l’inflation et la réduction du pouvoir d’achat…

 

Résultat : le produit “droits TV” devient de moins en moins rentable pour les opérateurs traditionnels. En 2025, ils ne se sentent plus tenus de le proposer à leurs abonnés, d’autant que la rentabilité ne suit plus. L’offre n’est plus en accord avec la demande.

DAZN, comme la Pro League, n’a pas intégré cette mutation. Le contrat est resté figé sur un schéma antérieur. Aucun scénario prospectif type PESTEL ne semble avoir été utilisé : ni sur le plan technologique, ni sur le plan sociétal, ni économique.

 

📌 Une fonction achats efficace, c’est celle qui anticipe les transformations du marché, cartographie les intérêts réels des acteurs, et structure les conditions concrètes de coopération avec toutes les parties-prenantes, y compris avec ceux qui ne sont pas à la table. C’est cette posture qui transforme un appel d’offres en un dispositif robuste, capable de résister aux évolutions du marché.

 

Absence de gouvernance contractuelle

 

Le contrat DAZN–Pro League ne reposait pas sur un simple accord bilatéral. Il supposait, de fait, une coordination à trois : la Ligue, le producteur/distributeur (DAZN) et les opérateurs télécoms, qui étaient censés reprendre les flux produits.

 

Mais cette configuration tripartite n’a jamais été formalisée en gouvernance :

  • Pas de comité tripartite actif,
  • Pas de pilotage contractuel visible,
  • Pas d’indicateurs de suivi ou d’alerte partagés,
  • Pas de plan de gestion des désaccords, ni d’escalade formalisée quand les négociations avec les opérateurs ont commencé à dérailler.

 

Une fois le blocage apparu, chaque partie s’est retrouvée dans une logique défensive, sans mécanisme prévu pour protéger la continuité du service, ni pour réadapter le contrat en fonction du contexte.

 

📌 Un contrat stratégique ne peux pas se piloter en mode automatique. Une approche stratégique des achats aurait consisté à mettre en place une gouvernance contractuelle active. Cela passe par un comité de suivi structuré, des échanges réguliers entre les trois parties, des alertes sur les indicateurs critiques (ex. : niveaux d’accord avec les distributeurs), et un espace formalisé de résolution des tensions.

 

Aucun plan B ni gestion des risques

 

Le contrat DAZN–Pro League exigeait que deux opérateurs achètent les droits de diffusion.  Tout reposait sur cette condition binaire : deux opérateurs ou rien.

 

Mais aucun plan de secours n’était prévu si cette condition-clé n’était pas remplie.

 

Pas d’alternative de diffusion, pas de clauses d’ajustement, pas de scénarios d’échec identifiés à l’avance. Et donc… aucune marge de manœuvre quand les opérateurs ont dit non.

 

Un contrat de cette ampleur, impliquant une forte exposition médiatique et des investissements lourds, aurait dû intégrer une vraie analyse de risques :

  • Que se passe-t-il si un seul opérateur est partant ?
  • Existe-t-il une diffusion minimale à activer ?
  • Quel est le plan B si aucun distributeur ne suit ?

 

En anticipant ces scénarios, plusieurs solutions auraient pu être anticipées dès le début :

  • Activer une solution de diffusion directe, via une plateforme en ligne ou une application de la Pro League, pour assurer un minimum de service.
  • Utiliser des canaux numériques existants (YouTube, app mobile, partenariat tech) en mode temporaire.
  • Ajouter une clause de réversibilité, permettant à la Pro League de reprendre la main en cas d’échec contractuel de DAZN.
  • Réviser les obligations à partir de seuils de couverture audience plutôt que d’un nombre strict d’opérateurs.

 

Toutes ces pistes relèvent d’une approche de contingency planning intégrée dès la conception contractuelle. Elles ne garantissent pas le succès, mais elles offrent des marges de manœuvre essentielles pour éviter le blocage total.

 

📌 En résumé, la fonction achats doit sécuriser la continuité autant que la performance. Le rôle des achats stratégiques est aussi de préparer l’échec :

  • En intégrant une vraie analyse de risques dès la construction du contrat.
  • En préparant des solutions activables (techniques, contractuelles, commerciales), pour éviter que tout s’effondre à la première impasse.

 

Ce qu’on aurait pu faire autrement

Au-delà des aspects techniques, ce contrat a échoué faute d’une approche collective structurée. Chaque acteur est resté enfermé dans son propre raisonnement, sans chercher un modèle viable pour l’ensemble du système.

 

Côté Pro League :

  • Formuler des obligations réalistes, sans dépendre de tiers non engagés.
  • Pré-négocier au moins un accord-cadre de diffusion avant le lancement de l’appel d’offres.
  • Analyser sérieusement les incitations des distributeurs, et prévoir un plan B crédible (ex : diffusion directe, plateforme interne).
  • Structurer la gouvernance : pilotage contractuel, audits, comités, escalade.

Côté DAZN :

  • Impliquer les opérateurs en amont, via des workshops ou des pré-accords non engageants.
  • Co-construire une proposition de valeur compatible, avec partage de revenus, intégration sur box, bundles ou fenêtres exclusives.
  • Négocier un rôle actif de la Pro League dans les discussions avec les distributeurs.
  • Activer les clauses de révision plus tôt, plutôt que de rompre brutalement.

Côté opérateurs :

Il fallait comprendre que l’arrivée de DAZN dans l’équation affaiblissait directement la capacité des opérateurs à se différencier sur le marché. Plutôt que de leur imposer un modèle subi, il était possible d’en faire un levier commun, via un compromis gagnant-gagnant :

  • Fenêtre exclusive sur certains matchs,
  • DAZN intégré comme offre premium,
  • Modèle couplé aux abonnements opérateurs.

 

Ce qu’il fallait, c’était donc sortir du schéma “acheteur-vendeur” et construire un dispositif où chacun pouvait retrouver un intérêt stratégique.

C’est exactement ce que la fonction achats est censée orchestrer : un équilibre contractuel et économique qui fonctionne pour tous les acteurs-clés, pas seulement ceux qui signent.

 

En conclusion: ce que le cas DAZN nous apprend

Le cas DAZN–Pro League le montre : un appel d’offres mal pensé est impossible à bien exécuter.

Quand les achats se limitent à signer un contrat — sans lecture marché et des enjeux pour les parties prenantes, sans gouvernance active, sans scénarios d’ajustement — on crée un système fragile.

Le rôle du procurement stratégique, c’est justement de sécuriser le dispositif dans toutes ses dimensions : marché, acteurs, risques, alignement des intérêts.

 

Ce n’est pas qu’une affaire de clauses. C’est une question de vision.

 

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